Si vous avez eu la chance de parcourir Naxos en vous éloignant de la côte Ouest et de Chora, la capitale, peut-être avez-vous été étonnés de rencontrer au détour d’un virage sur une petite route serpentant entre le village d’Apiranthos et le port de Moutsouna, un défilé de poteaux en acier reliés par des câbles transportant des sortes de petits wagonnets. Vous avez alors découvert le seul et unique téléphérique des Cyclades !! Aujourd’hui, La Grèce Autrement vous en dit plus sur cette curiosité et la fabuleuse histoire des villages de l’ émeri de l’île de Naxos.
Lorsqu’on évoque l’île de Naxos, de nombreuses images et histoires viennent à l’esprit. On peut penser au riche patrimoine antique disséminé partout sur l’île : la porte du temple d’Apollon (Portara de Chora), le temple de la déesse Déméter au Sud-Ouest de l’île, les nombreuses églises Byzantines qui jalonnent la campagne Naxiote, ou enfin le kastro Vénitien dominant la capitale. Comment parler de Naxos également sans se souvenir de l’épisode de la mythologie dans lequel Thésée, ayant terrassé le Minotaure, retrouve son chemin à travers le dédale de couloirs du labyrinthe grâce au fil d’Ariane, enlève cette dernière puis l’abandonne sur le chemin du retour à Naxos où la belle Crétoise est alors séduite par Dionysos. Peu de personnes savent cependant que Naxos possède également un patrimoine rare à la fois industriel, économique, géologique et culturel : l’exploitation de l’émeri.
La présence de cette roche et son exploitation à Naxos sont connues depuis l’Antiquité. L’émeri (σμύριδα en Grec ou σμυριγλι en dialecte local) est une roche utilisée dès l’antiquité pour ses capacités abrasives sur le bois, le métal ou le verre, mais aussi pour ses capacités antidérapantes lorsqu’incorporée à tout type de revêtement. Les montagnes à l’Est de Naxos, entre les villages d’Apiranthos et Koronos, ont été identifiées comme les plus grands gisements d’Europe d’émeri avec une pierre d’une qualité remarquable. Si la culture populaire fait état de l’exploitation de l’émeri à Naxos depuis l’Antiquité, on en retrouve les premières traces écrites dans les registres du commerce du 17ème siècle. Les droits d’exploitation avaient été mis en place pendant l’occupation Vénitienne avec un système féodal qui octroyait au Duc et à certains de ses vassaux l’exploitation exclusive du précieux minerai. Ce système se perpétue avec l’occupation Ottomane.
Peu de temps après le début de la guerre d’indépendance, en 1824, l’administration provisoire Grecque ayant besoin de ressources financières identifie l’émeri de Naxos comme une ressource substantielle pour soutenir l’effort de guerre. Elle « nationalise » alors les gisements qui étaient passés aux mains des communautés d’habitants locales et en loue l’exploitation tout en prélevant taxes et impôts sur le commerce et l’exportation du minerai. Après la proclamation de l’indépendance, le jeune État Grec décide une extension progressive du monopole sur l’exploitation de l’émeri. En effet, la nation a besoin de devises étrangères mais également de faire rentrer des taxes. Ainsi, en 1852, la Grèce décide que tous les gisements sont propriétés nationales et l’ensemble du produit de l’exploitation par les mineurs de Naxos est acheté par l’Etat, charge à lui de le transformer, le vendre ou l’exporter. En échange, une exclusivité de travail aux mines est donnée pour les habitants des six villages dits « Smiridochoria, Σμυριδοχωρια » littéralement les « villages de l’émeri » : Apiranthos, Koronos, Mesi, Skado, Keramothi, Danakos.
A partir des années 1860-1870, les gisements de surface se trouvent épuisés et les mineurs des 6 villages commencent à creuser des galeries. L’exploitation demande de plus en plus de capitaux et de bras : les tunnels descendant parfois jusqu’à une profondeur de 250m. Peu à peu, on équipe les galeries de système de rails et de wagonnets pour transporter la roche des tunnels jusqu’aux concasseurs. En 1898, alors que la Grèce frôle la faillite et demande l’aide de la communauté internationale, une commission financière des six grandes puissances Européennes et Russes est mise en place. La richesse procurée par l’émeri à l’Etat Grec est telle que la commission demande à ce que les gisements d’émeri de Naxos et leur exploitation soient mis en garantie de la dette Grecque et des nouveaux prêts financiers accordés au gouvernement des Hellènes. La commission financière regroupant les six pays s’arroge alors un droit de contrôle via la mise en place d’experts. A la même époque, plusieurs révolutions agitent la Crète et se terminent souvent en bain de sang. C’est le cas notamment à la fin des années 1860 et à la fin des années 1890 (il faudra attendre 1908 pour la Crète rejoigne la Grèce). Beaucoup de Crétois se retrouvent dans une misère noire et partent en mer vers d’autres îles. Le besoin de main d’œuvre pour l’émeri est tel qu’une grosse communauté Crétoise s’installe au village d’Apiranthos.
La première guerre mondiale sera le catalyseur de nouveaux développements pour l’exploitation de l’émeri à Naxos. En effet, les alliés de la Grèce, au premier rang desquels la France et l’Angleterre, demandent à la Grèce d’augmenter et de sécuriser la production. Les hommes des six villages sont exemptés de guerre pour garantir un haut niveau d’exploitation de l’émeri. La décennie suivante verra l’apogée de l’émeri de Naxos : elle atteindra jusqu’à 22 000 tonnes par an !! Jusqu’à 60 tonnes de minerai concassé quittent le petit port de Moutsouna chaque jour! C’est à cette époque qu’il devient nécessaire d’établir un moyen de transport fiable et rapide pour permettre d’acheminer le minerai de la montagne au port de Moutsouna. Le dénivelé étant vertigineux (près de 800 m sur moins de 10km à vol d’oiseau) la solution du chemin de fer est écartée. Qu’à ne cela ne tienne : un téléphérique est inauguré en 1925 ! Sur un dénivelé de 720m, 220 wagonnets parcourent 15 km entre 72 poteaux, pour certains hauts de 50 mètres ! Le téléphérique de Naxos, avec ses 5 gares de chargement et déchargement, a fière allure et peut transporter de 10 à 15 tonnes par heure (si le meltem, ce vent puissant de Nord-Est, ne vient pas s’en mêler !)
Malheureusement, la grande dépression économique du début des années 30 va porter un sérieux coup à l’activité des villages de l’émeri à Naxos. En peu de temps, la crise économique mondiale raréfie la demande. A la même époque, un procédé de fabrication d’émeri de synthèse se développe. Il n’en faut pas plus pour que les prix soient divisés par deux très rapidement alors que les coûts de production, eux, grimpent en flèche du fait de l’accroissement de la difficulté d’extraction.
Pendant la deuxième guerre mondiale, la production est stoppée. Elle reprend après-guerre mais à un rythme bien plus faible. Le nombre de travailleurs de l’émeri tombe de 3000 à moins de 300. La production tombe à 3 000 tonnes en 1982, date à laquelle le téléphérique cesse de fonctionner, rendu inutile par le volume de production et par la nouvelle route sécurisée vers Moutsouna. A la fin des années 1980, la production dépasse à peine les 1 000 tonnes.
Les années 1990 vont voir les Naxiotes s’emparer de l’histoire de l’exploitation de l’émeri sur leur île : le téléphérique est classé monument historique, un plan de valorisation et de sauvegarde du patrimoine minier est mis en place avec des aides de l’état Grec et de l’Union Européenne. Les anciens bâtiments industriels, les logements sont préservés, un musée est créé.
L’exploitation continue sporadiquement dans les six villages de l’émeri : les travailleurs bénéficient toujours d’un régime social spécial avec une caisse de retraite et de santé spécifique qu’ils peuvent continuer à utiliser à condition de « livrer » à l’état Grec sachant que l’exploitation n est permise qu’en automne.
Pour la petite histoire, sachez que vous entendrez parfois parler à Apiranthos ou Koronos d’une variété d’émeri, la « σμυριδα Βαμβακάρη », l’émeri Vamvakari. Cette appellation n’a aucun fondement géologique ! Elle provient du nom d’un industriel de l’île voisine de Syros. Giorgos Vamvakaris avait créé au début du 20ème siècle avec des capitaux Français de l’entreprise Saint-Gobain Pont-à-Mousson une usine de transformation de l’émeri sur l’île de Syros alors grand centre industriel et commercial des Cyclades. Son idée fut de racheter aux habitants des villages la pierre d’émeri que les concasseurs n’avaient pas broyé ou avait laissé de côté, pour l’acheminer à Syros et la transformer pour la grande société de verrerie Française.
La prochaine fois que vous vous rendrez sur l’île de Naxos, n’hésitez pas à vous rendre sur les traces de cette fabuleuse aventure de l’exploitation de l’émeri. Et lorsque, sur la route de Moutsouna, vous lèverez les yeux vers le fameux téléphérique de Naxos, souvenez-vous que cette pierre et les milliers de travailleurs des six villages de l’émeri ont contribué au financement de la révolution Grecque de 1821, au redressement des finances Grecques à la fin du 19ème siècle et à l’effort de guerre de la première guerre mondiale !
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- Morceau d’émeri non traité. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Schmirgel.009607.png. Auteur : Par HaTe [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0) ou GFDL (http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html)], de Wikimedia Commons
- Tas d’émeri brut dans une zone minière à Naxos. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:RohschmirgelNaxos.002540.png. Auteur : Par HaTe [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0) ou GFDL (http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html)], de Wikimedia Commons.